La dimension durable

Don’t look up

Bien qu’il paraisse évident qu’un projet nourricier doit s’inscrire dans la durée et la préservation de son patrimoine, il est de plus en plus flagrant que cela ne concerne pas le système agro-alimentaire d’aujourd’hui. Rendu hégémonique via divers verrous techniques, économiques, légaux et sociaux, deux facteurs compromettent à court terme son fonctionnement : sa dépendance aux intrants de toutes sortes, et sa sensibilité aux aléas climatiques (sécheresse, pluies diluviennes, gel, etc.), qui risquent malheureusement d’être de plus en plus fréquents, intenses et violents au cours de ces prochaines années. 

Concernant les intrants, ils sont à la base du système de production de l’agriculture industrielle actuelle, et ont permis (avec la mécanisation) d’augmenter les rendements à l’hectare d’un facteur presque dix sur les 100 dernières années. Et tout ça en réduisant le nombre de personnes actives dans le domaine de l’agriculture. Incroyable non ?! Mais si ce changement semble être un vrai progrès, il n’en reste pas moins que cette production repose en grande partie sur l’utilisation de ressources qui se tarissent progressivement et dont l’exploitation impacte sérieusement notre environnement…

L’azote est synthétisé à base de gaz, la plupart des outils de biocontrôle comme les pesticides sont également synthétisés à partir d’énergie fossile, les éléments minéraux sont extraits de carrières et transportés parfois sur des milliers de kilomètres, les engins agricoles s’alourdissent et consomment leur lot de carburant et ainsi de suite dans toute la chaîne de transformation. À ce niveau, il est clair que notre agriculture est menacée en profondeur car elle s’est rendue dépendante de ressources finies, et dont le caractère fini devient de plus en plus tangible… Il a été estimé que sans les tonnes d’azote, de phosphore, de potasse, de pesticide et autres épandus chaque année sur nos terres, nous perdrions 50% de la production alimentaire mondiale…

D’autre part, force est de constater qu’une telle agriculture intensive, de par sa nature énergivore ainsi que son usage d’intrants, de pesticides et d’herbicides de synthèses, participe elle-même à l’accroissement du dérèglement climatique et à l’affaiblissement des écosystèmes. Elle est donc à la fois responsable et victime de cette situation. L’intensification de l’agriculture ainsi que la disparition des bocages et des arbres ont créé de larges surfaces de cultures, extrêmement peu équipées pour faire face aux aléas climatiques. Le sol, profondément déstructuré, n’est plus à même d’absorber correctement les précipitations et de constituer des réserves d’eau utiles, ce qui suscite une sensibilité accrue aux sécheresses (rappelez-vous 2020) ainsi qu’aux inondations (… et 2021). Les systèmes de monoculture et l’usage de pesticides non-spécifiques érodent la biodiversité des paysages agricoles, alors que cette dernière joue un rôle prépondérant dans la régulation et donc dans la lutte contre les maladies et les ravageurs des cultures. Certaines de nos terres sont tellement dégradées qu’il faut parfois plus de dix ans pour reconstituer la vie du sol et que ce dernier puisse à nouveau être productif sans l’usage d’intrants de synthèse. Nous nous retrouvons donc coincés dans cette situation complètement absurde où notre agriculture, pilier de toutes les sociétés, est en train de scier la branche sur laquelle elle repose !

Mais alors, que faire ?

Face à ce constat pour le moins consternant, nous sommes convaincus qu’il faut parvenir à repenser nos pratiques et nos modèles agricoles. Pour tout dire, nous n’avons pas le choix : ces changements, au fur et à mesure de la montée en puissance du dérèglement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles, finiront tôt ou tard par s’imposer. Mais nous pensons que mieux vaut tôt que tard, et qu’un changement décidé et mis en œuvre volontairement et préventivement est préférable à un changement subi et imposé dans l’urgence. La Houblonnière de la Chistrée est entièrement traversée par cette évidence. Nous cherchons donc, à notre échelle, à nous affranchir un maximum des intrants par une meilleure gestion de notre parcelle (d’un point de vue biodiversité, gestion du sol et de l’eau, des bioagresseurs…) mais également au niveau de notre modèle d’entreprise. Nous cherchons à construire nous-même ce qui peut l’être et à partager notre matériel et notre expérience avec d’autres houblonniers afin de produire via des méthodes plus raisonnées. Nous essayons autant que possible de nous affranchir de la pression à l’expansion effectuée par les banques, avec un système coopératif où les citoyens désireux de prendre part au projet ou soucieux de leur territoire auraient leur mot à dire.

Nous pensons que la responsabilité de changer de système de production dépasse le cadre des agriculteurs, mais concerne bien chaque citoyen, qu’il se sente concerné ou non. Pour nous, la notion de durable implique de pouvoir produire sur du long terme sans détruire nos outils de productions (le sol, la biodiversité, le climat…), mais englobe également toute la réflexion sociale qui entoure la production agricole comme une rémunération digne des agriculteurs tout en assurant une production alimentaire abordable, même pour les 15 à 20% de la population vivant sous le seuil de pauvreté.

Nous ne sommes bien évidemment pas les seuls à entrer dans cette démarche, et nous sommes conscients que beaucoup d’aspects de cette transition dépasse le simple cadre de notre projet en termes de changement systémique. Mais aujourd’hui, nous sommes convaincus qu’il est impératif d’apporter sa pierre à l’édifice, et nous avons ici posé l’une des nôtres.